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Françoise Maunier

ELLE NE MARCHE PAS

À PROPOS DE GRADIVA ESQUISSE I DE RAYMONDE CARASCO

Elle marche.

Oui, mais elle n’avance pas, elle refait toujours le même geste, elle pose le pied droit, le bord de sa rote frémit au mouvement du pied gauche qui avance, le pied droit se relève et disparaît. Le film est une cérémonie, un rituel de vingt-six passages, tous différents.

Argument

Le roman de Jensen conte les anecdotes et les détours qui conduisent Norbert Hanold à découvrir que la démarche de la statue dont il est tombé amoureux n’est autre que celle de son amie d’enfance, retrouvée par hasard, dans les ruines de Pompeï.

L’exégèse de Freud reprend les morceaux du récit un à un et fait surgir brillamment de la mosaïque les contours confus du désir qu’il met en scène.

Le film de Raymonde Carasco se défait autoritairement de toute anecdote; il va droit au cœur brûlant de son exégèse, là où « ça » marche; plutôt là où, de la façon la plus littérale, « ça » ne marche peut-être pas.

Origine

La marche en question a-t-elle à voir avec ce qui hante la pré­histoire du cinéma, avec cette obsession mécaniste et physio­logiste qui l’a inconsciemment fécondé ?

« Le pied qui appuie sur le sol pour propulser le corps un peu plus loin en avant, le palet de l’ancre qui retient la dent de la roue d’échappement (...) le système de pression qui bloque brièvement 1'avancement de la pellicule (Marey), ou les griffes s’engageant dans les perforations pour positionner l’image suivante (Lumière) ont plus qu’un air de famille, ils ont en commun l’algorithme du déplacement linéaire inter­mittent[1]. » Après tout, Gradiva est celle qui marche, et ce mouvement originel, greffé à l’origine de la reproduction du mouvement, assurerait idéalement la conjonction expérimen­tale du médium et du modèle.

Certes, mais dans le film, la répétition insiste sur un rituel énigmatique qui ne s’épuise ni dans du mécanique ni dans du physiologique (motif tout à fait irrationnel, les Tarahumaras de Raymonde Carasco marchent aussi beaucoup).

Fantôme

Dans le récit de Jensen, la première vision d’Hanold a lieu dans les ruines de la Strada di Mercurio: en plein midi, sa chère statue surgit soudain étrangement animée, il la voit, des pieds jusqu’à la tête, comme un fantôme, une émanation miraculeusement issue du passé archéologique de Pompéï et cependant pourvue de mille détails corporels et vestimen­taires très réels.

C’est aussi une apparition qui traverse vingt-six fois le film, mais une apparition partielle, un corps réduit à ses pieds, dématérialisé par le ralenti, déréalisé par l’impression de flot­tement mou, comme si le mouvement s’effectuait dans de l’eau. D’ailleurs, le lézard qui fuit au septième passage du pied, au lieu de se « précipiter d’un seul coup au bas de la pierre » comme dans la description du roman, se met curieu­sement à nager sans qu’aucune de ses pattes ne repose au sol, petit fantôme amphibie, révélant les profondeurs imprévi­sibles du lieu.

Minéral

Le pittoresque pompéien du récit archéologico-touristique se convertit dans le film en une méditation minérale abstraite et rapprochée. L'œil peut scruter le détail de la pierre, les signes hiéroglyphiques d’un mur, les particules de couleur, les formes délitées; le tout éclairé par une extraordinaire lumière qui passe de l’intensité solaire blanche à l’intensité nocturne bleue; elle transfigure les ruines de Pompeï en un désert lunaire vidé de toute humanité, renforçant l’énigme de ce pied qui passe. Il avance comme de lui-même, hors du temps, détaché de tout, même du sol pierreux sur lequel il prend appui par intervalles, indifférent, léger, presque impertinent.

Trait pour trait

Ce que la raréfaction des éléments de la mise en scène met superbement en valeur, c’est la dominance d’un trait, répété à l’envi: quand le pied droit se pose, le gauche se balance en l’air, quand il se pose à son tour le droit se relève dans un mouvement vertical du talon; on ne le voit jamais se poser à nouveau; il reste pour nous, dans le film, à jamais en suspen­sion.

Dans le récit de Jensen, le trait unique, celui qui caractéri­se la démarche de Gradiva à nulle autre pareille, c’est en effet la verticalité du talon; verticalité que la statue fixe dans un arrêt sur image déterminant. C’est le trait décisif sur lequel le désir de l’archéologue va s’arrimer, celui dont il va chercher partout dans le monde la reproduction.

Certes, il se joue là quelque chose qui pourrait s’apparen­ter à une mécanique: la dynamique pulsionnelle freudienne se met en marche, elle aussi, et son but est de chercher satisfac­tion par le retour du trait élu, en alimentant le moteur du vivant. Sauf que le retour à l’identique est impossible et que les retrouvailles ratent toujours à l’orée du psychique.

On sait combien les analogies entre les systèmes méca­niques et psychiques ont enthousiasmé les avant-gardes. Mais sont-elles réellement possibles sans saute? Le destin du désir humain qui se met en marche à partir du trait n’est-il régi que par de l’automaton? Dans la mécanique pure, la reproduction est possible et elle permet d’enclencher le mouvement parce que les roues, les dents, les perforations sont identiques; dans la dynamique freudienne, la reproduction rate toujours, il faut revenir au point de départ et recommencer sans cesse pour retrouver le trait perdu. C’est exactement ce que nous montre le film: elle ne marche pas, elle refait sans cesse la même por­tion de mouvement, porteuse du trait qui ne se reproduit jamais de la même façon.

Entre-deux

Si nous nous défaisons sans peine de l’absence du reste du corps et surtout du visage, nous sommes intensément et tou­jours ramenés à l’image d’une femme, de La femme a-t-on envie de dire, précisément parce que sa présence est partielle et discontinue, parce qu’elle est scandée par des intervalles.

Dans le film l’intervalle n’est pas de l’absence pure, c’est un entre-deux soumis à une loi, parfois prévisible, parfois sur­prenante: question de durée, de vitesse, question de temps. L’intervalle, c’est le temps qui déroule aussi son propre pas, qui marche à son propre rythme; pour être plus précis, c’est ce qui scande le temps et donne à la répétition sa perceptibili­té, sa mesure, son existence même.

L’intervalle a donc deux fonctions harmoniques apparem­ment contradictoires: la coupe et le lien; il sépare les passages du pied par de la durée pure, par de la matière, par du rêve; mais aussi, il maintient ces passages sous forme de traces invi­sibles en expérimentant leur rémanence.

Mais la rémanence en question ne saurait être réduite à la physiologie de la perception visuelle, pas plus que la marche ne saurait être réduite à la physiologie du mouvement.

Ce que creuse l'intervalle dans le film Gradiva, c’est l’espa­ce d’un désir inassignable où se loge le trouble d’une attente sans nom. Ce qui a lieu ne peut se soutenir de rien que d’une distance maintenue entre deux choses. L’intermittence appa­raît alors comme la forme souveraine de l’absolu du désir.

Répétition: le même est un autre

Les vingt-six passages de pied, s’ils produisent tous le même fragment de geste, le reproduisent avec des différences que la rigueur de la mise en scène rend terriblement perceptibles au point que la variabilité prend le pas sur la répétition.

Les variables majeures sont dues aux ralentis à vitesses dif­férentes, aux accélérations progressives, aux changements de grosseurs de plans, aux variations de lumière du soleil à la nuit; le tout monté suivant des combinatoires complexes. Il se tisse ainsi un réseau qui met en relation intime et conflictuelle la durée, la vitesse, l’espace, la lumière, le mouvement, autour et avec le fragment du pas.

Ces phénomènes sont quantifiables, d’autres ne se mesu­rent pas et font du hasard, de l’imprévu, du détail, des événe­ments d’une autre sorte: ainsi le quatrième passage pose le pied gauche avant le droit, le sixième va de gauche à droite alors que tous les autres vont de droite a gauche, ainsi le plan du lézard, du papillon, des poussières.

Mais l’événement majeur tient au fait que le pied ne se pose pas toujours tout à fait au même endroit, qu’il ne se sou­lève as toujours de la même façon. que le talon ne remonte pas toujours à la même hauteur.

Si l’événement est majeur, c’est qu’il apporte avec lui une confirmation: ce n'est pas l’essence de la marche qui est expé­rimentée ici, mais au contraire la radicale différence contenue dans chaque pas. Si chaque pas est unique, il ne peut aboutir à la description d’un phénomène continu, il s’interrompt sur la manifestation de son absolue irreproductibilité à l’iden­tique.

Ça se répète oui, mais dans la différence, et ce que révèle le film, c’est que l’autre est dans la répétition même; il n’est pas ailleurs, il est en elle, comme le lézard fantôme qui vient des profondeurs aquatiques.

Ainsi Gradiva ne marche pas, elle fait mieux, elle soulève indéfiniment le voile derrière lequel l’autre se profile. Voilà ce que l’on nomme une cérémonie.

Texte publié dans Jeune, Dure et Pure ! Une histoire du cinéma d'avant-garde et expérimental en France, Cinémathèque Française - Mazzotta, en 2001.

[1] - Michel Frizot, Cinémathèque, n° 15, printemps 1999, p. 24.

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